Première traduction française de la grande autrice arménienne Susanna Harutyunyan, «le village secret» est un conte hors du temps, qui envoûte par la beauté et l’archaïsme de ses images. Article paru dans le journal Le Temps le 17/02/2023.
Niché dans les montagnes près du lac Sevan, le village est en ébullition : la belle Nakhchoun est en train d’accoucher. Alors que la douleur la déchire, «les femmes du village continuaient à frapper le sol avec leurs pieds, (en se disant) que seuls ceux qui sont promis à de grandes destinées arrivent dans ce monde en causant de telles souffrances à leur mère.» Sato, la sage-femme, est chargée de tuer l’enfant, elle l’a déjà fait tant de fois, mais ne peut s’y résoudre en découvrant qu’il s’agit de jumelles. L’équilibre du village s’en trouvera-t-il bouleversé ? Personne n’en connaît l’existence, si ce n’est ses habitants, qui ne le quittent jamais. Le village est le refuge des rescapés, dont ceux du génocide de 1915 : «les rescapés vivaient longtemps ici, comme s’ils avaient oublié de mourir. La vie les abandonnait, mais la terreur, jamais. Comme un chien fidèle, elle s’accroupissait auprès d’eux, léchait leurs mains.»
À l’insu du XXe siècle, les villageois recréent société entre eux, obéissant aux règles strictes de son chef, l’énigmatique Harout, le seul à fréquenter le monde extérieur, quand nécessaire. Mais le village change après l’arrivée de Nakhchoun et la mise au monde de ses deux filles, fruit du viol des Turcs. «Aujourd’hui, ce ne sont que des enfants, mais demain, ce seront des Turques et elles nous tueront», craignent les habitants. L’intransigeant Harout, d’ordinaire si sage, vacille lui aussi. «Les eaux troubles du printemps s’étaient mêlées à (son) sang et elles déferlaient en le rongeant de l’intérieur». Bien qu’il sache que Nakhchoun «ne peut plus aimer les hommes», il ne peut s’empêcher de la contempler, prend de plus en plus de risques pour apaiser sa douleur, en vain. La clandestinité du village est l’unique raison de sa survie, mais les brèches se multiplient et le précaire équilibre se fissure.
Images archaïques
Le destin de ce village se confond avec celui de ses habitants. Ils font pleinement corps avec cet espace rocailleux, escarpé, hostile. À l’instar de cette terre inhospitalière, ils semblent devoir expier les fautes de l’ensemble des Hommes : «ces eaux, c’est la dernière goutte de la colère de Dieu. Parce qu’il y a encore dans ce monde des pêchés à purger, il y a encore des choses à noyer. C’est le sacrilège de notre sang sur la terre que le lac doit laver.» La langue envoûtante de Susanna Harutyunyan emporte tout, admirablement rendue par la traduction de Nazik Melik Hacopian-Thierry. Les images que l’autrice déploie sont d’une beauté brute, archaïque. Empruntant aux légendes, elles sillonnent les personnages pour débusquer la part d’universel en chacun. La souffrance de Nakhchoun n’est elle pas la nôtre, celle de l’humanité toute entière ? «Elle voyait les ténèbres enfoncer un doigt dans l’oeil du ciel pour aveugler les étoiles, les unes après les autres, tandis que le hurlement du vent lui rappelait des cris humains.»
Le récit de ce village apparaît dès lors comme un conte, à l’image de celui de Varso, une vieille femme qui narre, sa vie durant, une histoire aux habitants, l’enrichissant année après année, mêlant ainsi «sa part de mensonge à cette vie qui en est pleine.» Et sa propre mort ne met pas fin au conte, charge aux autres de le poursuivre : «Il faut que le récit continue. Il faut raconter et raconter, en laissant croire que la fin ne ressemble pas à celle des autres contes. Qu’elle est plus forte, et que pour y arriver, il faut déployer des efforts plus grands encore.» Preuve que sans ces mythes, sans ces histoires, nous n’existerions plus. Voilà qui résonne puissamment aujourd’hui en Arménie, et ailleurs.