« Le Mur invisible » de Marlen Haushofer


Chronique diffusée dans « Affaires culturelles » sur France Culture le 26/06/2023.

Ce récit a été publié en allemand en 1963, puis traduit en français en 1985 par Liselotte Bodo et Jacqueline Chambon. C’est un livre extraordinaire qui, comme tout chef d’oeuvre, n’a rien perdu de sa force aujourd’hui, bien au contraire. L’histoire est simple : une mère de famille à la vie bien rangée se retrouve un matin encerclée par un mur invisible. Elle est seule, prise au piège dans la vallée alpine où elle se trouve, avec pour seul foyer un chalet perdu dans la forêt. Elle comprend qu’elle est sans doute l’unique survivante d’une catastrophe qu’elle ne s’explique pas. Peu importe d’ailleurs, nous lecteurs acceptons, comme elle, cette réalité qui est le point de départ du récit. Un récit que cette femme, qui n’est jamais nommée, nous raconte à la première personne en tenant un journal de bord. Avec un réalisme saisissant, la narratrice nous raconte les deux années de survie qui viennent de s’écouler. D’abord assaillie par la peur de sombrer dans la folie, elle apprivoise peu à peu son nouvel environnement, apprend à cultiver un champ, à chasser, se recrée un foyer et une famille avec les animaux qui l’entourent. Ces derniers sont absolument essentiels à sa survie physique et mentale, elle noue avec eux une relation profonde et bouleversante. La maladie et la mort rodent sans cesse dans ce quotidien rude, mais l’héroïne trouve sa place dans cette nature toute puissante avec laquelle elle finit par faire corps. «C’est comme si la forêt avait commencé à allonger en moi ses racines pour penser avec mon cerveau», écrit-elle, avant de poursuivre : «la forêt ne veut pas que les hommes reviennent.» La narratrice ne le désire pas non plus car loin de la société des hommes, elle vit enfin pleinement. En cela le livre est radical explique Daniela Strigl, spécialiste de l’auteure Marlen Haushofer.

«C’est le plus radical de ses livres, car dans celui-ci, tout le monde doit mourir pour que cette femme puisse vivre comme elle l’entend. Le mur crée une prison mais aussi un refuge. Il est un enfermement en même temps qu’un sauvetage et une libération. Et bien sûr, c’est scandaleux qu’une femme dise «je n’ai pas besoin des autres», ça l’était à l’époque et ça l’est toujours aujourd’hui.»

Loin de toute société humaine, de ses distractions, la narratrice ne peut plus éviter ses pensées. Confrontée à sa propre finitude, elle s’interroge sur son rapport au temps, à l’amour, à la destruction et la mort. Cette expérience existentielle est, dans ce récit, liée à sa condition de femme. Lorsqu’elle repense à sa vie passée, elle ne peut que constater à quel point elle était, écrit-elle «mal armée pour affronter les réalités de la vie». Dans sa solitude, derrière ce mur, elle se surprend, se forme et finalement se révèle à elle-même. A la fin du récit, elle rencontre un homme, qui détruit la famille animale qu’elle s’est constituée. Alors sans hésiter, elle le tue. Elle l’abat sans doute parce qu’elle voit en lui celui qui va ramener la société industrielle, violente et masculine. En cela le livre est profondément féministe explique Daniela Strigl.

«Elle voit derrière l’adoration du progrès technique et derrière l’armement du monde un principe masculin. Il ne s’agit pas de dire que les femmes ne pourraient pas elles aussi être faillibles, mais dans les conditions sociales réelles de cette époque, il y a 60 ans, c’était l’affaire des hommes, et ils n’ont pas bien fait les choses, ils ont échoué ! C’est la conclusion de ce livre. L’homme qui meurt à la fin apparaît comme le destructeur par excellence, celui qui réduit à néant ce que vous avez construit en tant que femme, en tant que chef de cette famille animale. C’est une déclaration très forte, on ne peut plus féministe.»

Marlen Haushofer a longtemps été mésestimée. Pourtant, cette auteure, morte en 1970 à l’âge de 50 ans, est fascinante. Fille d’un garde-forestier et d’une femme de chambre, elle grandit en pleine nature en Haute-Autriche. Elle vivra ensuite de longues années à Steyr une petite ville de cette région, où elle mènera, en apparence du moins, une vie de femme au foyer, écrivant la nuit ou tôt le matin. Une image qui lui a longtemps nui et qui a conduit à déconsidérer son oeuvre, pourtant riche et complexe.

«Cette image de femme au foyer a eu deux conséquences. D’abord, on a sous-estimé sa radicalité et son engagement féministe parce que cela ne se reflétait pas dans sa vie. La deuxième chose c’est que la critique et la recherche littéraire ont classé son oeuvre dans ce qu’on appelle «la littérature féminine». Il faut entendre par «littérature féminine» une littérature de pacotille, qui comporte des thèmes triviaux, des histoires d’amour, de recherche de soi, etc. Haushofer a été victime de cela.»

Son oeuvre est aujourd’hui reconnue et saluée par de grands écrivains comme Elfriede Jelinek et appréciée à sa juste valeur par les lecteurs du monde entier.


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